Transparence et partage des données en sciences économiques et sociales, clé pour la lutte contre la pauvreté?

Chaque année, des milliards d’euros sont investis dans l’aide au développement afin d’apporter un soutien aux pays les plus pauvres. Mais quelle proportion est réellement utilisée par les populations locales? Les exemples de mauvaise gestion de fonds caritatifs sont malheureusement trop nombreux. Les pratiques de partage des données en sciences économiques et sociales proposent des solutions pour une meilleure visibilité de l’impact réel de ces aides au développement.

Réelle aide au développement ou campagne marketing choc ?

A la suite du tremblement de terre en Haïti, la Croix Rouge a reçu près d’un demi milliard de dollars de don, somme qui déboucha sur la construction de seulement 6 habitations. Les « Villages du Millénaire », un projet de promotion rurale ambitieux soutenu par les Nations Unies, a fait l’objet lui aussi d’un grand nombre de critiques quant à son rapport coût-efficacité. Pendant ce temps, l’aide publique au développement (celle transférée des gouvernements les plus riches vers ceux des pays les plus pauvres) reste souvent conditionnée à l’achat de biens et services provenant du pays donateur, ce qui aboutit a une situation où la plus grande partie des fonds revient de facto à la source. Malheureusement, ces exemples ne représentent que quelques cas parmi tant d’autres.

Paradoxalement, la philanthropie ne s’est jamais si bien portée. 95% des ménages américains soutiennent des associations caritatives. Les dons du secteur privé et des fondations ont augmenté de 13 et 8% sur un an, respectivement. Les médias sociaux et l’utilisation du crowdsourcing (financement participatif) ont aussi rendu ces pratique plus aisées. Comment être sur, dès lors, que cet argent et ces bonnes intentions soient investis à bon escient?

Une révolution intellectuelle a lieu actuellement dans le milieu de l’aide au développement. Initiée par des économistes tels qu’Esther Duflo et Abhijit Banerjee au Massachusetts Institute of Technology (MIT) ou bien encore Michael Kremer à Harvard, cette nouvelle approche s’appuie sur la science (à travers l’expérimentation sociale) et non l’argumentation théorique, afin de déterminer les programmes qui doivent être soutenus. Tout comme lors d’essais cliniques visant à tester l’efficacité de médicaments, des participants sont répartis aléatoirement à travers différents groupes qui se voient chacun attribuer un programme d’aide différent. En comparant l’évolution d’indicateurs clés de développement (revenus, santé, degré de scolarisation, etc.) à travers ces différentes catégories et un groupe contrôle, il est alors possible de déterminer l’approche la plus efficace. Le nombre de ces études s’est multiplié au cours des dernières années, porté par des organisations comme le Poverty Action Lab (J-PAL) à MIT, le Center for Effective Global Action à Berkeley, ou Innovations for Poverty Action.

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L’économiste française Esther Duflo a révolutionné le domaine de l’économie du développement. Credit: J-PAL.

Ainsi, en se distançant des campagnes marketing, images chocs, et autres anecdotes, et en se basant plutôt sur des données concrètes et généralisables, les fonds caritatifs peuvent désormais être alloués là où ils auront le plus d’impact. Enfin, telle est la théorie, car la pratique, elle, n’est pas si simple.

Les évaluations d’impact dépendent de la qualité des analyses menées par les chercheurs. Or les sciences sociales telles que l’économie ou la science politique souffrent d’un manque inquiétant de transparence. Les chercheurs ne sont que très peu encouragés à partager leurs données et les détails de leurs analyses. En outre, les revues scientifiques ont tendance à discriminer les études au vu de leur résultats. Celles qui présentent un impact positif (statistiquement significatif) sont plus facilement publiables, car elles représentent un intérêt médiatique, ou sont facilement compréhensibles du grand public. Cela incite certains chercheurs à présenter leurs travaux de sorte qu’ils remplissent ces critères et soient publiés plus facilement – ce qui implique, dans certains cas, la manipulation de données ou un détournement des hypothèses initiales. La nécessité de publier a désormais pris le pas sur la rigueur scientifique. Parallèlement, comme peu de chercheurs partagent leurs données, les possibilités de vérifier les résultats de leurs études sont pratiquement inexistantes, mettant ainsi en doute la crédibilité d’un grand nombre de travaux. C’est là que l’open science entre en jeu.

Les sciences économiques et sociales au prisme de l’ open science

Ces dernières années, un grand nombre d’outils sont apparus afin d’augmenter la transparence et la capacité de vérification des études économiques et sociales. Ceux-ci incluent des plateformes de partage de données et de code scientifique, des guides relatifs aux détails d’analyse à divulguer, des registres d’études (afin de garder une trace de projets qui finissent par ne pas être publiés), etc. En outre, diverses initiatives, soutenues entre autres par le Center for Open Science à l’Université de Virginie, ont tenté d’accroitre le nombre de réplications et de méta-analyses, et de pouvoir ainsi trancher des questions scientifiques controversées. Des organisations comme la Berkeley Initiative for Transparency in the Social Sciences (BITSS) ont pris pour mission de former la future génération d’économistes et de politologues à l’open science.

Ces initiatives sont un signe encourageant que la communauté scientifique prend conscience de ses faiblesses et tente de les corriger. Leur portée reste cependant encore trop limitée.

De plus, le manque de transparence en sciences économiques et sociales ne nuit pas seulement au monde de la recherche. Le problème pourrait bien être néfaste à notre bien être commun, et compromettre les efforts de développement global. En effet, ces expérimentations sociales visent avant tout à identifier les programmes les plus efficaces, afin que les bailleurs de fonds, ONG, et gouvernements des pays pauvres orientent leurs efforts dans cette direction. Des organisations comme Evidence Action sont même apparues dans l’unique objectif de maximiser la portée des programmes jugés efficaces et d’en faire bénéficier le plus grand nombre possible à travers le monde.

Une recherche basée sur les preuves pour soutenir les programmes d’aide au développement

Près de 100 millions d’écoliers en Inde et en Afrique de l’Est reçoivent désormais des médicaments contre les vers intestinaux. Plusieurs études ont en effet démontré que cette pratique était plus efficace pour lutter contre l’absentéisme scolaire par rapport à d’autres approches telles que la distribution de livres ou d’uniformes. D’autres réussites en matière de développement rural comprennent la subvention de moustiquaires (afin de lutter contre la malaria) et l’installation de distributeurs de chlore près des points d’eau (afin de réduire les maladies hydriques). A l’inverse, d’autres interventions telles que le microcrédit ont récemment été remises en question à la suite d’évaluations d’impact décevantes.

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Dispensers: « Plusieurs évaluations d’impact ont démontré que l’installation de distributeurs de chlore près des points d’eau permettait de réduire considérablement les maladies hydriques en zones rurales ». Credit: Andy Chen, Evidence Action.

 

Le fait que la science joue un rôle de plus en plus important dans la lutte contre la pauvreté est une nouvelle admirable. Tant d’argent a été dépensé dans des projets inefficaces, voire contreproductifs. Il est cependant indispensable que les résultats scientifiques sur lesquels s’appuient les bailleurs de fonds, gouvernements, et autres acteurs du développement restent de la plus grande rigueur. Le manque de transparence et d’intégrité au sein de la communauté scientifique n’est pas pour rassurer, et pourrait avoir des conséquences désastreuses pour les centaines de millions de personnes actuellement soutenues par des programmes d’aide. Face à de tels défis, l’open science apparait comme la seule solution.

 

L’auteur de l’article

GKphotoArticle rédigé par Guillaume Kroll, gestionnaire de Projets à Evidence Action, une organisation visant à promouvoir des politiques de développement basées sur la preuve scientifique. Auparavant, il a travaillé dans le domaine de l’open science à l’Université de Berkeley et supporté diverses ONG au Malawi et en Haïti.